Le site Chacun Cherche Son Film, créé par le fils d'Éric Rohmer, a fermé ses portes il y a un an. Voici une sélection d'articles que j'avais rédigés pour cette plateforme, qui comptait 45 000 abonnés.
LA MORT EN DIRECT
Bertrand Tavernier s'est attaqué à tous les genres. À l'occasion de la rétrospective Bertrand Tavernier : l'intégrale ou presque, Mad Will vous invite à voir ou revoir le méconnu : La Mort en direct. Une oeuvre d'anticipation d'actualité au moment même où la téléréalité est devenue la norme sur nos écrans. Un film tout simplement indispensable.
La critique :
Tout comme Scorsese, Bertrand Tavernier aura été l’un des grands défenseurs de l’œuvre du génial Michael Powell, le réalisateur entre autres de Les chaussons rouges ou bien encore du Narcisse noir. Concernant La mort en direct, on peut considérer le film du réalisateur français comme le prolongement direct d’une œuvre maîtresse du cinéaste anglais qui lui coûtera sa carrière, je parle bien sûr du Voyeur. Dans ce film, Powell nous amenait à suivre Mark Lewis un jeune homme obsédé depuis son enfance par l’image. Le film nous interrogeait sur notre position de spectateur lorsque le tueur était amené à filmer ses meurtres. Tournée au Royaume-Uni, terre de prédilection des exploits cinématographiques de Michael Powell, La mort en direct est une œuvre encore une fois engagée de la part d’un cinéaste qui s’est toujours battu pour ses convictions humanistes. Si Le Voyeur de Powell utilisait l’objet caméra pour caper le réel par instant, Tavernier va plus loin ici avec des yeux humains devenus des caméras qui filment 24 heures sur 24 la fin de vie d’une romancière à succès jouée par Romy Schneider.
Pour ce film, Tavernier adopte une mise en scène particulièrement soignée qui aura déplu à certains critiques de l’époque qui avaient taxé le film d’hollywoodien en raison entre autres de son casting international. Une erreur de jugement flagrante ! En effet, la photographie froide du film, le caractère géométrique des cadres et l’utilisation importante de mouvements d’appareils sophistiqués s’avèrent au final des outils utilisés par le cinéaste pour nous présenter un monde déshumanisé où la mort est devenu un spectacle.
Si l’idée de l’œil devenu une caméra a été pleinement commentée, le film ne peut se limiter au simple voyeurisme. Pédagogue même dans son cinéma, Tavernier veut nous expliciter les raisons qui ont conduit une société à regarder la mort de quelqu’un en direct. Pour jouer le caméraman doté de caméras en guise d’yeux, il engage alors Harvey Keitel contre l’avis de ses financeurs. À cette époque, l’acteur est en effet « persona non grata », son attitude parfois difficile l’ayant conduit à être viré de plateaux prestigieux comme celui d’Apocalypse Now. Mais Tavernier a vu dans l’acteur, une immaturité et une malice qui lui semblent indispensables pour ne pas faire du cameraman un simple salopard. Magnifique dans le film, Keitel s’avère au final un miroir de l’homme moderne, s’achetant n’importe quoi pour exister, à l’image de ses chaussures en autruche moquées par Harry Dean Stanton. Sans idéal ni morale, il veut juste s’amuser et faire le plus beau plan possible de la romancière en fin de vie. Il lui faudra prendre la route et entrapercevoir ses propres images mettant en scène la déchéance de l’héroïne pour qu’il renonce à filmer. Cette décision l’amènera à perdre la vue, mais aussi à devenir adulte comme le prouve le dernier dialogue. Tavernier nous rappelle ici que tout cinéaste a un devoir moral, car il est responsable de ce qu’il est en train de filmer.
Alors que Star Wars venait de triompher sur les écrans, Tavernier ne recourt à aucun gadget dans le film. Pour autant, le cinéaste réussit l’exploit de nous proposer le film d’anticipation de la fin des années 70 qui annonce avec le plus de clairvoyance les temps que nous vivons actuellement. Harvey Keitel dans le film, c’est le papy-boom qui a vendu ses idéaux libertaires au système capitaliste. La scène où il explique que les manifestants sont à présent payés pour défendre une cause est l’illustration parfaite d’un système voué à disparaître, car régi par l’argent. Dans le moindre détail, ce long-métrage semble toucher juste quant à sa vision du futur. Ainsi, les vieilles bâtisses délabrées du début vingtième filmées par Tavernier sont à l’image de nos immeubles actuels en fin de vie dont les habitants sont les premiers touchés par la crise énergétique et le réchauffement climatique. Quant aux paroles prononcées par Max Von Sydow durant le repas, elles décrivent parfaitement la dégradation progressive de l’accès à la nourriture dont nous souffrons. Enfin, le logiciel utilisé par la romancière pour écrire ses livres augure des I.A. telles que ChatGPT ou Midjourney qui vont finir par éradiquer tout imaginaire en 2023 !
Un film très riche à redécouvrir absolument où Romy Schneider s’avère bouleversante dans le rôle d’une femme courageuse, obsédée par la vie alors que ses jours sont comptés. Tout simplement mon film préféré de Bertrand Tavernier dont vous pouvez retrouver « l'intégrale ou presque » en salles à partir du 15 février grâce à Tamasa distribution.
Mad Will
VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS
Cet article a été écrit en hommage à l'un des derniers monstres sacrés d’Hollywood, M. Kirk Douglas qui vient de nous quitter. Prodigieux acteur, citoyen engagé qui lutta contre le maccarthysme, il restera tout simplement dans l’histoire comme une des grandes figures du 7ème Art.
Vingt Mille Lieues sous les mers est une œuvre essentielle dans l’histoire de Disney. En effet, ce long-métrage est la première réalisation totalement live (en prise de vue réelle) du célèbre studio d'animation aux USA. Le film remportera un succès public et critique qui permettra à la firme Disney d’être considérée comme un acteur majeur d’Hollywood et plus seulement comme un spécialiste de l’animation. Nous devons ce projet d'adaptation de l'oeuvre la plus connue de Jules Verne à un certain Harper Goff. Walt l'aurait rencontré dans un magasin de trains miniatures à Londres où il se mit à échanger avec lui autour de leur passion commune pour les modèles réduits. Le courant serait si bien passé qu’à son retour d’Angleterre, Disney décide de débaucher Harper qui était alors directeur artistique pour la Warner.
La première mission d’Harper Goff pour Disney a été la réalisation des story-boards pour des documentaires intitulés True-Life Adventures. Quand on demande à Goff des esquisses préparatoires pour un épisode sur les fonds marins, il ne réalise pas les story-boards attendus. À la place, il se met à produire des croquis où il essaye d’imaginer des designs pour une adaptation de Vingt Mille Lieues sous les mers au cinéma.
Disney est furieux quand il apprend que l’un de ses employés ne fait pas la mission pour laquelle il a été engagé. Mais quand il découvre les fameux dessins, il est subjugué par le boulot de Harper Goff qui a su créer un univers cinématographique tangible autour de l’univers du célèbre écrivain nantais. La décision de Walt Disney est prise, son studio tournera une adaptation de Jules Verne en prise de vue réelle dont Harper aura en charge la direction artistique.
L’idée de tourner un film en live taraudait Walt depuis très longtemps. Dès 1941, il commença à proposer des courts-métrages conciliant l’animation et le cinéma traditionnel. En 1946, un long-métrage tel que La mélodie du Sud (film plus ou moins effacé de l’histoire officielle de la firme pour sa vision ségrégationniste) mixait cinéma live et animation. Dans les années 50, appâté par la possibilité de récupérer des capitaux en Europe, Walt se décide à ouvrir une division de Disney en Angleterre qui produira des films en prise de vue réelle. Mais à part L’île au trésor, c’est un échec cuisant qui conduit à la fermeture de la branche anglaise de sa société. Walt est alors moqué par le milieu du cinéma pour son aventure européenne. Mais le créateur de Mickey attend son heure. Il a conscience que son prochain film live doit être réalisé au sein de ses studios aux USA avec des techniciens d’Hollywood et sous sa supervision. De plus, avec la création de Buena Vista en 1954, il est enfin libéré de son contrat de distribution avec la vénérable RKO qui avait mal vendu ses productions anglaises.
Vingt Mille Lieues sous les mers sera sa revanche sur le petit monde du cinéma américain qui pensait qu’il était incapable de pouvoir fabriquer des films traditionnels. Pour marquer les esprits, il va voir les choses en grand et emploie pour l’une des premières fois à Hollywood le Cinémascope. Il dépensera également la coquette somme de 5 millions de dollars pour faire le film. Un budget colossal (le plus important de l’époque) qui met en danger sa société, qui pourrait fermer en cas d’échec au box-office.
Conscient de la nécessité d’avoir un réalisateur chevronné pour mener à bien une telle opération, Disney va faire appel au talentueux Richard Fleischer (voir mon article sur Terreur Aveugle). Un choix plutôt malin de la part de Walt qui engage ici le fils de Max Fleischer , un maître de l’animation, qui fut pendant près de 20 ans son rival. Le créateur de Mickey devait supposer que Richard Fleischer ne snoberait pas sa société comme l’aurait fait un cinéaste nullement attaché au monde de l’animation. Le réalisateur entre autres du Voyage fantastique accepte le poste (non sans avoir demandé l’autorisation à son père qui lui répondit par l’affirmative en lui disant que Walt a toujours engagé les meilleurs) et demande à son scénariste attitré Earl Felton de bosser sur le livre de Jules Verne. Une adaptation pas forcément évidente, car le roman privilégie les récits scientifiques par rapport à l’action. Felton restera d’une grande fidélité au roman. Il va juste créer un antagonisme plus fort entre le capitaine et Ned l’harponneur qui veut s’échapper à tout prix. De la même manière, il humanise Némo en lui donnant des motivations claires par rapport à son désir de vengeance. Enfin, le film aborde la question du nucléaire qui était devenu à la mode à cette époque, là où Jules Verne parlait seulement d’électricité.
Une équipe technique de haute volée, un excellent scénario, il manquait juste de grands acteurs pour réussir l’entreprise. Disney va faire appel à Kirk Douglas nommé déjà deux fois pour l’Oscar. Capable de passer du registre comique au drame, de chanter ou de vous soutirer des larmes, il donne une énergie folle à son personnage de harponneur et s’avère génial dans le film. Face à lui, nous retrouvons un excellent James Mason impeccable en Némo, jouant avec beaucoup de subtilité le génie torturé. Des prestations hors norme de la part de ces deux acteurs qui ont tendance à éclipser à l’écran des comédiens pourtant chevronnés comme Paul Lukas ou Peter Lorre.
Avec son Nautilus construit en dur qui faisait pas loin de 60 mètres de long et 8 mètres de large, ses décors de studio d'une grande richesse, cette adaptation du roman est une réussite majeure qui nécessitera tout de même une équipe de 80 personnes en permanence sur le plateau, 14 mois de préparation, 6 mois de tournage et encore 6 mois de montage et de postproduction.
Un chef d'oeuvre tout simplement !
Dès les premières plans, le film nous offre des images absolument splendides où Fleischer démontre sa science du cadre. Chaque technicien excelle dans Vingt Mille Lieues sous les mers et repousse les limites techniques de l’époque. Il faut ainsi souligner le travail de Franz Planer dont les images sont resplendissantes de couleurs grâce à sa science des éclairages. Sa photographie est dans la lignée des travaux d'un Mario Bava ou d’un Michael Powell. Quant aux designs d’Harper Goff, ils n’ont pas pris une ride. Son Nautilus est ainsi devenu la référence dans l'inconscient populaire de l’esthétique steampunk alors que le sous-marin prenait la forme d’un simple cylindre dans le roman.
Le film arrive à un tel niveau d’excellence qu’il semble jouir d’une jeune éternelle. À ce titre, L'attaque du poulpe géant fonctionne encore toujours très bien à l’écran, surtout quand on la compare aux films des années 50 et des décennies suivantes. Cette scène avait été une première fois filmée par Fleischer qui n’était pas convaincu par le rendu à l'écran de la créature animée par une vingtaine de marionnettistes. Il demande alors à Disney de pouvoir intégralement retourner la scène en simulant une tempête afin de masquer les fils qui animaient le poulpe. Le créateur de Mickey qui poussait ses collaborateurs à donner leur meilleur, lui accorde une rallonge financière alors que son studio est en péril au regard des sommes déjà dépensées. Vingt Mille Lieues sous les mers prouve que le cinéma de divertissement peut créer des œuvres populaires qui deviennent des chefs-d’œuvre quand l’investissement de l’équipe à l'origine du projet est total.
Merci Monsieur Fleischer pour ce chef-d’œuvre qui fait rêver petits et grands depuis plus d'un demi-siècle.
Votre adaptation de Jules Verne est à l’image de votre cinéma : éternel, splendide, tout simplement indispensable.
Mad WIll
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